Mon enfance est sombre, mais c’est la mienne. Elle est cachée dans un lieu secret enfoui au plus profond de mon cœur et dans les détours de ma vie. Enfant rebelle j’ai enfourché Rossinante emportant avec moi sur son frêle dos les fêlures de ma jeune vie. J’étais alors de celles qui croient aveuglément aux étoiles sans même avoir entrevu la lumière. Et toi mon ami tu étais là tout près de mon cœur comme cette petite sorcière qui elle aussi avait un ami. J’étais ta princesse Gracieuse, une gracieuse de 10ans en armes et en armure. C’est dans tes yeux que j’ai vu cette petite lumière qui affola la sauvageonne que j’étais.
Rappelle-toi ces nuits d’hiver où je passais près de ta fenêtre voisine de la mienne juste pour entendre ta voix me murmurer des mots que je connaissais par cœur mais qui me rassuraient tant. J’avais tellement besoin que l’on me parle dans mon monde de solitude. Tu étais avec moi mais loin de moi comme Sancho, et lorsque je m’élançais lance au poing, en armure pour chasser les méchants ou défendre la veuve et l’orphelin ainsi que mes frères et sœurs tu me suivais sans demander pourquoi simplement parce que c’était là mon rêve. Dans le pays de l’enfance je marchais blessée mais fièrement , le cœur en débâcle caché sous mon manteau de froidure. Dona Guichotte faisait la guerre à l’horreur, à tout ce qui viole, incendie et brûle ravageant ainsi les châteaux de l’enfance. Le cœur en étendard je repartais sans cesse en croisade toi derrière moi me suivant bon gré mal gré et trottinant la mine renfrognée Je pensais alors que tout ce qui ne m’avait pas fait mourir allait me rendre plus forte encore, je pensais changer ma vie, changer le monde.
Rappelle –toi aussi ce jour où je te fis « Prince Vaillant » je pris ton visage, embrassai ta bouche et griffai nos poignets afin que nous demeurions à jamais unis par le peu de sang qui coulait. Je sens encore ton regard pâle et l’affolement de mon cœur sous la rougeur de nos visages. Tu ne t’appelais pas Sancho mais Eric et souvent tu pansas bien mes peines en oubliant celles que je te faisais. Muet et amoureux de ta Gracieuse nous repartîmes vers de nouveaux moulins, pillage des fleurs d’un cimetière pour redistribuer les fleurs équitablement entre les morts. Puis vint l’enterrement d’une couvée de mésanges que j’étais allée débusquer pour les nourrir au compte-gouttes et qui avaient péri sous nos yeux effrayés. Et aussi la chasse aux pièces d’argent dans la maison du jardinier d’un petit manoir près de chez nous ceci pour donner aux pauvres comme l’étaient nos parents.
Ainsi passait le temps, notre temps, tu me donnais tes caramels, je te donnais mes rêves. Et puis tu posais sur mon cœur sans que je m’en rende compte vraiment ta tendresse, tes silences, et dans ma tour tout redevenait alors serein. Tes peines je les connaissais, elles se collaient à moi-même, n’étais-tu pas le reflet de mon âme ? Et puis il y eu ce jour, celui où tu m’as dit : » les géants ça n’existe pas, il n’y a pas de moulin à vent, pas de dulcinée ni de princesse » c’est mon père qui me l’a dit …Je le savais bien mais je t’ai répondu blessée : »Ton père s’il est comme le mien tu ne dois pas le croire mais juste le haïr. »Et puisque tu n’as plus de rêve, tu n’as plus de vie tu es comme les autres et tu n’es plus mon ami. Tu as pleuré, supplié et je t’ai regardé partir petite ombre défaite dans un petit matin de ma mémoire pendant que coulaient mes larmes .
Mon cœur tout en fracture a laissé quelques morceaux de plus quelque part dans un chemin d’enfance. J’ai pourtant continuer à guerroyer, redressant la tête hissant hauts mes idéaux, écoutant le murmure des vents et des cœurs, le chants et les cris des oiseaux, en apprenant la solitude et l’effacement du bonheur ? J’ai voulu devenir grande, savante, j’ai lu les mots des livres où l’on parlait d’Amour, de voyage, de Vie. .Et peu à peu les moulins se sont tour à tour rapprochés puis éloignés piètres fantômes de ma vie échardée Par lassitude je n’ai plus monté Rossinante et j’ai brûlé tout en portant le chagrin des départs. J’ai continué à vivre sans toi, sans ce petit garçon aux petites dents écartées qui faisait ma joie, toi blotti tout au fond de mon cœur si petitement caché pour que personne ne puisse jamais te trouver.
Alors je regarde cette photo de classe où nous sommes tout trois avec un autre compagnon de classe, où es-tu Sancho de ma jeunesse, ami de mes tourments, amour de ma petite enfance qu’as-tu fait de nos ailes ? Les as-tu repliées pour les garder vierges de toute souillure dans le coffre de tes souvenirs, cette petite chambre verte que nous avons tous et où brûle une veilleuse pour maintenir la flamme. Et si jamais quand le soir de ma vie sera là entendras –tu hennir Rossinante, dresseras-tu l’oreille, prendras-tu ton maigre bagage en hâte et viendras-tu vers moi les yeux étincelants de cette même lueur d’autrefois ? Alors peut-être mon ultime regard apercevra-t-il ta petite silhouette découpée prête à reprendre nos errances, muets et complices tout comme autrefois.
Texte écrit pour une petite sorcière qui comme moi chevaucha Rossinante…